Avertissement : ce site n'engage aucun employeur et est établi à titre de chercheur indépendant. Il contient des critiques constructives et ne cherche en aucun cas à dénigrer. Rétablir la vérité n'est pas dénigrer, c'est le devoir du chercheur.
Cette page est consacrée à l'emploi de la 3D pour modéliser des horloges d'édifice ou des horloges astronomiques. Il s'agit en particulier de donner ici des informations sur des travaux en cours, et des réflexions sur l'emploi de la 3D. Il s'agit aussi de donner des points de vues différents de ceux soit-disant officiels, qui ne donnent souvent qu'une partie de l'information, et souvent des informations inexactes. Et il s'agit de montrer l'importance de la recherche, bien négligée par les conservateurs et les restaurateurs. Aujourd'hui, ce sont la médiation culturelle et la mise en scène qui priment souvent sur l'analyse et la recherche, au point de les freiner et de condamner certaines recherches à ne jamais être faites. Des affirmations infondées deviennent des vérités et plus personne ne cherche à démêler le vrai du faux.
Je précise, à l'attention des mauvaises langues, que je ne suis pas horloger et que je ne fais pas le travail d'un horloger. Je fais un autre travail, que les horlogers ne font pas et pour lequel ils n'ont ni la formation, ni l'expérience. Il est cependant aussi utile de préciser que les horlogers ne sont pas non plus nés horlogers (et donc n'ont pas la science infuse)...
Le sujet de la 3D m'intéresse depuis les années 1990, et même avant. Dans les années 1980, je m'étais par exemple occupé de la représentation d'objets 3D filaires vus à travers une sphère de verre. Plus récemment, en 2020, j'ai réalisé un modèle 3D de l'ancienne horloge de la cathédrale Notre Dame de Paris. Cette horloge a été modélisée sur la base des relevés que j'ai faits en 2016, avec l'accord de la DRAC Île-de-France, et le modèle 3D a été mis en ligne sous la forme de fichiers ouverts (notamment au format STEP), à raison d'un par pièce, ainsi que d'un fichier indiquant la localisation des pièces (chaque pièce est dans son repère propre). Par ailleurs, j'ai aussi réalisé des animations, une application Android (voir ici mon article sur ce qui doit être une première mondiale) et fait faire une maquette à l'échelle 1/3 par impression 3D.
Comme je travaille (bénévolement et en tant que chercheur indépendant) à l'inventaire et à la documentation du patrimoine scientifique et technique, je suis à la fois du côté technique de la 3D et du côté de sa possible utilisation. Je pense donc avoir un peu de recul pour poser un certain nombre de questions ou signaler des problèmes liés à la 3D, problèmes dont les conservateurs et autres acteurs du patrimoine ne sont pas forcément conscients car ne voyant la 3D que du point de vue de son utilisation comme outil de médiation (i.e., la 3D peut servir à rendre le patrimoine plus attractif et à faire venir plus de public vers les œuvres, en les rendant moins austères).
Quelles sont les questions qu'il faut se poser ?
La modélisation en 3D peut être utile pour rendre accessible un objet à un plus grand nombre de personnes, pour permettre son étude, pour laisser entrevoir sa structure, pour reconstituer virtuellement un objet qui n'existe plus, pour en permettre une construction physique, ou encore l'insertion dans un espace navigable, etc. Il y a donc clairement un grand nombre d'utilisations et beaucoup de ces utilisations, sinon toutes, sont parfaitement pertinentes. De manière isolée, en ne regardant que l'apport de la 3D pour un objet, il est assez clair que cet apport est indéniable.
Mais il faut aussi avoir une perspective plus large, et non simplement regarder le système formé de l'œuvre et du modèle 3D, car ce système évolue dans un écosystème beaucoup plus large.
Il faut tout d'abord réaliser que les mécanismes d'horlogerie ont très souvent des rouages à axes parallèles (c'est le cas pour presque toutes les montres) et que de ce fait des plans 2D sont d'habitude suffisants et la 3D n'a qu'un apport marginal (et est par ailleurs de ce fait beaucoup plus facile à concevoir que dans le cas général). La 3D est en fait rarement absolument nécessaire, surtout pour les horlogers. Elle peut éventuellement l'être davantage en dehors du milieu des horlogers.
Il faut ensuite bien distinguer la 3D qui est utilisée pour créer un mécanisme de la 3D qui est utilisée pour l'expliquer. Ce sont deux choses différentes, car en général la compréhension d'un mécanisme ne nécessite pas d'entrer dans tous les détails techniques. Celui qui veut comprendre un mécanisme ne cherche en général pas à avoir tous les plans, à connaître les tolérances de fabrication, les matériaux utilisés, etc. S'il est donc clair que la 3D peut être utile pour la conception, notamment de mécanismes très particuliers où la 2D est insuffisante (c'est aussi vrai pour des édifices, il suffit de penser à ceux de Frank Gehry), ce n'est pas le contexte de cette discussion. Or, je ne suis pas sûr que la 3D soit vraiment indispensable pour le patrimoine horloger, sauf dans quelques rares cas.
On peut, en passant, se demander si ma modélisation de l'ancienne horloge de Notre-Dame de Paris a été utile et si elle a été utilisée. Il s'avère que les Russes l'ont utilisée (sans jamais me le dire, ni avoir les moindres contacts avec moi, ma modélisation est cependant même passée sur des chaînes comme Mir24) et que le lycée Diderot de Paris l'a certainement aussi utilisée (sans me le dire, comme les Russes) dans le cadre du projet de reconstruction de l'horloge de Notre-Dame de Paris. Et quelques amateurs isolés de 3D l'ont utilisée. (Cela dit, ils n'ont pas dû être nombreux, car il faut pour cela savoir importer des fichiers STEP et leur appliquer des translations qui dépendent des pièces, ce que peu de prétendus « experts » de la 3D savent faire.) Mon application Android a sans doute aussi été un peu utilisée. La maquette 3D a généré un tout petit peu d'intérêt au moment du second anniversaire de l'incendie de Notre-Dame, mais cet intérêt s'est vite tari.
De même, on peut se demander si les réalisations faites par d'autres, par exemple à Cluses (voir aussi ici) ou Mafra (voir ici et là), ont vraiment été utiles. Est-ce que ces modélisations ont permis à quelqu'un d'apprendre quelque chose ? Je ne crois pas, pour ma part, que la modélisation de l'horloge de l'hôtel de ville de Cluses ait permis à qui que ce soit, y compris à l'hôtel de ville de Cluses et au musée du décolletage de Cluses, de comprendre vraiment le fonctionnement de l'horloge. En fait, aucune modélisation que j'ai vue ne m'a semblé vraiment utile et aucune ne permet d'explorer les horloges, d'obtenir des informations sur les pièces, les nombres de dents, les dimensions, etc., sauf peut-être à posséder le modèle SolidWorks et à le visualiser avec SolidWorks, ce que peu de gens auront la possibilité de faire. D'ailleurs les modélisations comme celles des horloges de Mafra ne semblent pas avoir fait l'objet d'une application largement diffusée qui pourrait être utile à quelqu'un. On ne trouve les visionneuses 3D qu'un peu par hasard. Même les « tutoriels de démontage » réalisés à partir des modélisations ont un intérêt limité. On n'a pas besoin d'être horloger pour savoir démonter une horloge d'édifice. Ce qu'il faut, c'est un minimum d'intelligence et d'organisation, cela suffit amplement. On est donc loin du « proof of concept » qui nous a été annoncé, i.e. du fait que les modélisations 3D réalisées démontreraient la nécessité de la 3D !
Il faut noter que certaines réalisations 3D, par exemple celles de Vaux-le-Vicomte, de Mafra (ici et là), etc., n'ont même pas vraiment été rendues publiques, du moins en date de 2024. Les horloges de Mafra peuvent-être explorées en ligne, mais assez mal. Il est assez fastidieux de relever les nombres de dents sur les deux modèles (en particulier pour les grandes roues des cylindres des carillons), notamment parce que l'interface ne donne pas ces informations et qu'il n'est pas possible d'afficher une pièce de manière isolée. Les modélisations sont par ailleurs assez approximatives (voire fausses par endroit) et même incomplètes pour ce qui concerne les cylindres des carillons. On pourra en voir le détail dans les documentations que j'ai réalisées à partir de copies d'écran des visionneuses. Les caractéristiques techniques de ces horloges n'ont pas non plus été rendues publiques dans un rapport, alors qu'elles sont pourtant intéressantes (par exemple pour les débrayages, ou simplement pour les sonneries avec une roue de compte de 57 dents = (1+2+3)*6+(1+2+3+4+5+6) sur l'horloge de la tour Nord, ou encore par rapport à l'affichage de l'heure, aussi sur la tour Nord). Le public ne peut donc pas vraiment manipuler les objets et les chercheurs ne peuvent développer indépendamment les modèles créés. À part les exemples « publics » cités, on peut encore signaler que certains horlogers réalisent des modélisations, mais pour un usage interne, pour leur « plaisir » pourrait-on dire, et ces modélisations ne donnent pas lieu à des animations ou des rendus pour les clients.
La 3D est-elle utile pour des réparations ? Ce n'est pas si sûr non plus. Il n'est par exemple en général pas nécessaire de modéliser toute une horloge afin de reconstruire une seule pièce manquante (par exemple une roue de compte). Par ailleurs, les horloges sont toutes un peu différentes et la modélisation complète d'une horloge ne sera en général pas très utile pour une autre. Le travail risque à chaque fois de devoir être repris à zéro.
On a cependant fait dire tout et n'importe quoi à la 3D. Dans une conférence de 2020, Marc Malotaux, Conseiller à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon, en charge du label Entreprise du Patrimoine Vivant, disait par exemple que « [François Simon-Fustier] a réussi à reconstituer une horloge du XVIIe siècle grâce à l’Encyclopédie d’Alembert et Diderot, via la technique 3D avec un jeune ». C'est tout de même un certain charabia ! L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert contient des plans approximatifs (ce qui est parfaitement normal, presque tous les plans publiés ou non publiés le sont) d'une horloge, non pas du 17e siècle, mais du 18e siècle, et ces plans ont été adaptés pour les rendre réalisables. Ce n'est pas la 3D qui a permis la reconstitution, c'est tout simplement la réflexion. La 3D a simplement permis la visualisation de la reconstitution. Il y a là quelque chose qui doit nous inviter à réfléchir, à savoir que certaines personnes qui ont un pouvoir de décision pour des titres, des diplômes, etc., sont amenées à évaluer des travaux qu'ils ou elles ne comprennent en fait pas totalement.
La 3D est-elle utile pour l'enseignement ? Il y a effectivement une certaine utilité de la modélisation pour l'enseignement, par exemple pour des mécanismes complexes comme les montres à sonnerie, quoique la 2D suffit en fait amplement. Mais pour des horloges d'édifice, l'intérêt de la 3D est relativement limité. En outre, un horloger, ou même un non-horloger, peut très bien comprendre le fonctionnement d'une horloge d'édifice sans l'aide de la 3D. De même, comme je l'ai dit plus haut dans le cas des horloges de Mafra, la 3D est d'un intérêt quasiment nul pour savoir démonter une horloge d'édifice. Il est plus important de savoir réfléchir que de savoir utiliser un modèle 3D qui, dans la plupart des cas, ne sera pas exactement celui qui convient.
Cela dit, la question de l'enseignement renvoie à la pédagogie et le modèle 3D n'est pas à identifier à la pédagogie de ce modèle. Un modèle 3D peut être bien fait, et mal expliqué. Et inversement, on pourrait avoir une bonne pédagogie sur un mauvais modèle. Enfin, la pédagogie renvoie au public. Différents publics ont différents besoins et ces besoins doivent pouvoir être pris en compte.
En réalité, la 3D est aujourd'hui souvent plus un spectacle qu'un véritable outil pédagogique. Pour prendre un exemple récent, le film projeté depuis 2017 à côté de l'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg ne permet guère de vraiment comprendre l'horloge, même en le visionnant plusieurs fois. Il ne remplace pas de vraies documentations scientifiques et par ailleurs il comporte de nombreuses erreurs scientifiques, ce qui le rend d'un intérêt très limité pour les chercheurs. Il est cependant un beau spectacle qui émerveille les touristes (et qui a coûté plus de 40000 euros). On ne doit donc pas confondre un véritable outil pédagogique avec une démonstration des possibilités de la 3D. Ce sont deux choses différentes. Enseigner, ce n'est pas simplement impressionner, même si c'est aussi laisser un souvenir. Et un souvenir n'est pas la même chose qu'un savoir ou une compréhension.
Pour mémoire, la 3D est utilisée depuis longtemps en horlogerie, y compris pour les horloges d'édifice, et en matière de belles réalisations en réalité augmentée, on peut citer l'excellent travail de John Redfern (1939-2019) avec Autodesk 3ds Max, qui va bien au-delà de ce que certains réalisent aujourd'hui avec des outils commerciaux. On pourrait aussi citer les belles animations pédagogiques récentes de Bartosz Ciechanowski dans le domaine des montres, qui prouvent justement qu'expliquer des mécanismes, c'est beaucoup plus que simplement savoir utiliser un logiciel comme SolidWorks. Par ailleurs, il s'avère que SolidWorks a été utilisé pour modéliser des horloges d'édifice dès 2012 ou avant (voir par exemple les travaux de López-García, Dávila-Rufián et Dorado-Vicente). Et en cherchant un peu, on découvre qu'il y a eu un beau travail de modélisation de l'horloge de la cathédrale de León en Espagne déjà en 1994 et ce n'est sans doute pas la première modélisation 3D d'une horloge d'édifice. Ceux qui prétendent donc maintenant avoir été les premiers à appliquer la 3D à des horloges d'édifice se trompent donc. Par contre, ils se peut qu'ils soient les premiers à en faire commerce.
Il importe de comprendre ce qu'est la conception 3D et de le comprendre en faisant abstraction d'un logiciel particulier. Un mécanisme complexe est formé de plusieurs pièces. Ces pièces sont localisées dans l'espace à différents endroits, éventuellement variables dans le temps, mais chaque pièce peut être envisagée dans un repère propre. Par exemple une roue a naturellement un axe de rotation et on peut introduire un point particulier sur cet axe. Une pièce particulière est formée de surfaces planes ou courbes dont les intersections déterminent l'objet. Ces différentes surfaces sont construites sur la base de points de référence positionnés dans l'espace ou de certaines dimensions. Si l'on construit par exemple un arbre cylindrique, on peut introduire les points extrêmes de l'axe de l'arbre et le rayon du cylindre.
Un modèle 3D est donc un ensemble d'objets, eux-mêmes déterminés par des points et des dimensions. Ces points et dimensions sont en général placés interactivement avec des logiciels comme CATIA, Autodesk Inventor, SolidWorks, etc., mais rien n'empêche de créer directement des représentations plus abstraites par d'autres moyens. On peut par exemple créer un cube directement au format OBJ, même si c'est en général plus fastidieux que d'utiliser un outil interactif qui possède une bibliothèque d'objets fondamentaux.
Si un modèle comporte des pièces flexibles, l'approche précédente n'est pas totalement applicable, et il faut soit envisager de créer une série de variantes d'un objet, soit se limiter à l'animation au sein du logiciel considéré.
Un exemple de modèle 3D en ligne est celui que j'ai fait pour l'horloge de Notre-Dame. Il se compose simplement de nombreux fichiers STEP et autres, ainsi que d'un fichier indiquant où dans l'espace sont localisés les différents objets dans un état de référence. De tels fichiers STEP peuvent être créés par la plupart des logiciels de modélisation. Et c'est à partir d'un modèle 3D que l'on peut créer des animations, c'est-à-dire déplacer les objets individuels, des vidéos, des applications sur appareils mobiles, etc. (Sans l'organisation du modèle dans des formats d'échange, il ne m'aurait pas été possible de réaliser toutes les applications qui ont été réalisées avec plusieurs logiciels différents. L'emploi d'un format d'échange et la scission du modèle en éléments individuels ouvertement accessibles ouvrent des possibilités d'extensions considérables qui ne sont pas envisageables avec un quelconque format propriétaire.) Mais toutes ces applications ne doivent pas être confondues avec le modèle lui-même et si le modèle n'est pas rendu accessible, la plupart des développements scientifiques du modèle deviennent impossibles.
Néanmoins, même si un modèle est rendu accessible au format STEP (ou autre), il n'en reste pas moins un modèle rigide et il n'est pas facile de le modifier. Pour pouvoir en plus modifier un modèle, il faut en général pouvoir revenir au format originel, afin de déplacer des points, de changer des dimensions, etc. Cela nécessite souvent l'accès au logiciel de modélisation qui a servi à créer le modèle. Par ailleurs, il y a différentes méthodes de conception, et la conception d'un modèle ne se fait pas qu'en transcrivant dans un logiciel des dimensions mesurées sur un site. La question de l'accès aux données de la conception est donc beaucoup moins simple qu'il n'y paraît au premier abord. On peut prendre, à titre de comparaison, le cas de la conception de voitures. Une voiture est un mécanisme composé de pièces. La personne qui achète une voiture peut rouler avec, mais elle peut aussi, si elle le désire, démonter la voiture, remplacer une pièce par une autre, examiner une pièce quelconque, éventuellement faire refaire ou améliorer une pièce particulière, etc. Elle peut éventuellement avoir accès à certains plans du constructeur, mais elle n'aura pas accès à tout un ensemble de données internes du constructeur, comme certains de ses plans, ou les machines et les usines qui ont servi à la fabrication. Et elle n'aura pas non plus accès à tout ce qui a conduit à la conception, les échanges, les choix, qui peuvent très bien avoir disparu des plans finaux. On doit aussi comprendre qu'un constructeur doive protéger son activité. De la même manière, celui qui réalise un modèle 3D a aussi le droit de protéger son activité de créateur, quelle que soit la forme que prenne cette activité. Néanmoins, cette activité de création se situe à la fois en amont du modèle (et permet de modifier le modèle) et en aval du modèle (et permet de modifier l'utilisation du modèle). Sachant que beaucoup de créateurs passent à un autre modèle une fois que le premier est fini, il est bon que les utilisateurs puissent avoir la main sur le modèle, afin de pouvoir en créer éventuellement d'autres utilisations que celles prévues par le concepteur. C'est tout l'objet de la communication des modèles 3D.
La modélisation en 3D n'est pas une affaire binaire. On n'a pas d'un côté des objets modélisés et de l'autre des objets qui ne le sont pas. On a toute une gradation, avec la possibilité d'avoir des objets incomplètement modélisés, ou mal modélisés, quelquefois avec des simplifications volontaires, quelquefois avec des erreurs inconnues des concepteurs.
Une petite entreprise ne peut pas tout faire, ne peut pas s'occuper de tous les modèles qu'elle a créés. Pour faire œuvre utile, le mieux est de rendre les modèles publiquement accessibles et sans discrimination. De cette manière, les modèles pourront être utilement développés, sans que cela représente une charge pour l'entreprise qui a fait le modèle, ou même un coût pour une administration. Beaucoup de développements du patrimoine peuvent en fait se faire bénévolement, mais encore faut-il que ceux qui pourraient le faire en aient les moyens.
Si un modèle 3D n'est pas accessible, ou si on ne fournit que des vidéos ou des animations interactives, il est presque impossible d'aller au-delà de ce qui a été fourni. Si par exemple les animations ne permettent pas de cacher certaines pièces, alors il faudra s'en contenter. Si les animations ne permettent pas d'avoir des dimensions des pièces, il faudra s'en contenter. Par contre, si le modèle est fourni, de nouvelles possibilités s'ouvrent à nous. Pour que ces possibilités soient les plus grandes, il faut que le modèle soit complet et qu'il soit utilisable dans le plus grand nombre de logiciels possibles. Il ne faut évidemment pas devoir acheter un logiciel pour utiliser le modèle. Tout cela impose la fourniture du modèle dans un format d'échange, ou même dans plusieurs formats d'échange. Il semble que l'un des dénominateurs communs soit le format STEP, mais on peut lui adjoindre (et non substituer) des formats comme OBJ, STL, etc. Le format OBJ est un format de maillage, il est donc déjà dégradé, mais il est utile pour certaines applications. Il est essentiel aussi de fournir les éléments du modèle (roues, arbres, etc.) chacun dans leur repère naturel (par exemple avec l'origine d'une roue sur son axe et l'axe de rotation selon l'un des trois axes de référence), ce qui impose en retour de fournir des données de positionnement des pièces dans l'espace. Il est dans tous les cas indispensable d'éviter de ne fournir qu'un format propriétaire, comme disons celui de SolidWorks, qui nécessiterait d'avoir ce logiciel, ou de pouvoir importer ce format, ce qui n'est pas toujours possible, car certains logiciels ne peuvent importer que certains formats.
Un modèle doit être accessible sous la forme de ses éléments, et non pas sous la forme d'un bloc rigide. J'aurais pu ne rendre accessible qu'un seul fichier STEP pour l'horloge de Notre-Dame de Paris, mais cela n'aurait pas facilité les animations par d'autres personnes. (Même si personne d'autre que moi et mes étudiants ne semblent avoir réalisé d'animations sur la base de mon modèle, cette possibilité existe.)
Il serait en fait encore mieux de fournir les dimensions qui sont à la base de la création des modèles. Contrairement à ce qu'affirment ou pensent certaines personnes (comme l'instigateur des modélisations de Vaux-le-Vicomte, Cluses, Mafra, etc.), les dimensions relevées ne sont pas nécessairement présentes explicitement dans un modèle. Il peut très bien y avoir eu un traitement préalable des données avant leur intégration dans un logiciel. Si quelqu'un modélise par exemple un octaèdre régulier, cette modélisation aura peut-être été réalisée à partir du rayon de la sphère dans laquelle l'octaèdre est inscrit, mais ce rayon peut ne pas être présent dans le modèle, si le modèle comporte simplement les coordonnées des six sommets.
On peut constater que les modèles 3D des horloges modélisées en 3D n'ont pratiquement jamais été fournis, et encore moins les relevés eux-mêmes. En fait, le seul cas que je connaisse est celui de l'horloge de Notre-Dame de Paris, mais je n'ai pas fourni le détail des relevés (je le ferai peut-être un jour). Les modèles des horloges de Vaux-le-Vicomte, de Cluses, de Mafra (ici et là), etc., n'ont pas été fournis, ni au public, ni même aux commanditaires de ces modélisations. Les détails techniques n'ont pas non plus été rendus publics. (Notons qu'il est assez curieux que l'instigateur de ces modèles veuille développer une encyclopédie libre de l'horlogerie, alors qu'il ne rend pas accessibles les rapports de restauration de ses interventions, ni les photographies de son intervention à Cluses, que des parties d'un rapport sur un barographe ont été abusivement occultées, etc., etc., et donc qu'il y a au fond beaucoup de discriminations, une approche bien éloignée de l'encyclopédisme et de l'ouverture prétendûment prônés.) (Note : le dossier photographique de Cluses m'a finalement été communiqué en mai 2023) Rien n'empêche pourtant d'autres concepteurs de rendre leurs modèles disponibles sous la même forme. À Vaux-le-Vicomte, Cluses, Mafra (ici et là), etc., l'auteur du modèle devrait (et pourrait) préparer des fichiers individuels pour chaque pièce (avec des noms portables et logiques !), ainsi qu'un fichier de localisation, pour que ces pièces puissent être réassemblées dans un autre logiciel, sans que l'on ne puisse avoir accès qu'à un modèle monolithique.
On peut effectivement envisager une bibliothèque de mécanismes, comme ChronosPédia (F. Simon-Fustier, Lucie Albaret et Konstantin Protassov (Константин Протасов)) mais elle ne sera vraiment intéressante que si les modèles eux-mêmes sont rendus accessibles (librement et à tous, sans aucune discrimination), ce qui n'est pas du tout garanti. (En date de mai 2024, Chronospédia ne rend toujours aucun modèle accessible librement. Le site Chronospédia ne comporte aucun modèle téléchargeable.) Un catalogue de vidéos ou d'animations interactives n'est pas une bibliothèque ouverte de mécanismes. Et un catalogue payant, ou accessible uniquement sur inscription (même gratuite), n'est pas une bibliothèque ouverte.
Par ailleurs, la bibliothèque 3D est présentée comme un catalogue de pièces dans lequel on viendrait piocher (p. 120) pour réaliser un assemblage plus complexe. Il s'agit d'une vision un peu simpliste, car pour pouvoir être assemblées, les pièces ne peuvent être créées indépendamment, elles sont donc déjà liées avant d'être assemblées. Si on veut par exemple insérer une sphère dans un cube, on ne peut créer séparément un cube quelconque et une sphère quelconque, il faut que ces deux pièces soient conçues avec leur assemblage en vue. Cette obligation fait que pour bien concevoir un mécanisme, on doit prendre en compte les contraintes entre les pièces avant de les concevoir, et non simplement après. On peut d'ailleurs craindre que les modélisations faites par l'atelier de M. Simon-Fustier n'ont pas suffisamment pris en compte cet aspect et qu'elles s'appuient davantage sur des modélisations individuelles assemblées (à partir de mesures) que sur une conception globale, qui introduit presque toujours des erreurs. C'est d'ailleurs ce que M. Simon-Fustier laisse entendre dans le rapport de restauration de l'horloge de l'hôtel de ville de Cluses, à savoir que des dimensions doivent être ajustées. Ce n'est clairement pas la bonne manière de procéder. Si une telle approche était adoptée dans la construction d'avions ou de bateaux, les plus grandes catastrophes seraient à prévoir ! On peut d'ailleurs remarquer des erreurs grossières dans certaines modélisations de cet atelier, notamment pour l'horloge de la tour nord de Mafra. Des parties de rouages ont été excessivement simplifiées (par exemple des bras de roues), et il y a au moins un cas de collision, qui est la preuve d'une méthodologie inadéquate dans la rétroconception du mécanisme :
D'autre part, les expériences avancées par M. Simon-Fustier en médiation culturelle (p. 121) ne correspondent pas tout-à-fait à la réalité. À Vaux-le-Vicomte, contrairement à ce qu'affirme l'auteur, aucune vidéo d'animation n'est présentée au public, du moins en date de juin 2022, même si cela semble avoir été initialement prévu. Et ces vidéos ne sont pas non plus intégralement sur internet. (Notons en passant que l'auteur persiste à attribuer l'horloge de Vaux-le-Vicomte à Wagner, alors que ce n'est pas le cas.)
L'apparente volonté de sauvegarder le savoir-faire horloger, notamment prônée ici, et de créer une encyclopédie ouverte, semble bien contredite par les blocages mis en place par l'auteur sur divers rapports de restauration ou documents associés à des restaurations. En fait, l'instigateur de cette encyclopédie semble bien plus intéressé de rendre accessibles les travaux des autres sous son nom, que ses propres travaux, même lorsqu'ils concernent le patrimoine (donc sont destinés à la communauté) :
Enfin, il est utile de faire le parallèle entre le projet encyclopédique « ChronosPédia » et le fait que le même auteur, sans aucun diplôme universitaire, sans aucun travail de recherche publié, a l'audace d'intituler un volet de ses activités l'« Institut Français d'Horlogerie ». Cela ne peut faire manquer de penser à la Trump University.
La structuration générale du projet (page 126) oublie par ailleurs de manière évidente toute une partie sur l'inventaire des horloges, et en même temps toute la documentation des rapports de restauration. On peut aussi constater qu'aucun chercheur en technique horlogère ou impliqué dans l'inventaire horloger n'est associé à ce projet, ce qui interroge sur la direction scientifique du projet. On peut aussi se demander si les restaurateurs et musées accepteront de mettre en accès libre tous les rapports de restauration. Est-ce que M. Simon-Fustier acceptera de mettre en accès libre ses propres rapports, sachant qu'il ne l'a pas encore fait ? Est-ce que les autres restaurateurs comme Marc Voisot ou Ryma Hatahet accepteront de donner accès librement à leurs rapports (et photographies) ?
Si l'« encyclopédie » de F. Simon-Fustier veut reprendre le principe de Wikipédia pour l'horlogerie, il faut avant tout qu'elle soit ouverte, que n'importe qui puisse proposer un modèle 3D, dans un format ouvert, et que n'importe qui puisse récupérer les modèles créés (et pas simplement des animations). Sans cela, on aura un goulot d'étranglement et un fonctionnement non démocratique et discriminatoire. Sans ouverture, des données (modèles 3D, relevés, etc.) seront conservées par une seule personne, qui n'aura pas le temps ou le souhait de les communiquer à une tierce personne souhaitant y accéder. Un système non ouvert conduit à un monopole qu'il est essentiel de bloquer dès le départ, car il nuit au développement de la connaissance et à la conservation du patrimoine. Malheureusement, les conservateurs, personnels de musées et autres structures, n'étant pas experts en 3D et ne connaissant pas les enjeux de la conservation des horloges, contribuent à la mise en place d'un système qui ne peut pas servir le patrimoine comme il le devrait.
La réalisation d'une bibliothèque bénéficierait donc considérablement de l'ouverture des modèles, et notamment de l'emploi d'un format d'échange, car cela permettrait à différentes personnes, employant des logiciels différents, de contribuer à cette bibliothèque. Il est assez curieux de voir que le projet évoqué ci-dessus n'envisage qu'une seule personne et un seul logiciel pour créer cette bibliothèque (cf. article de l'AFAHA, p. 124), alors que les possibilités sont en fait presque infinies, et que le savoir-faire de modélisation n'est pas du tout lié à l'horlogerie. La modélisation d'horloges comme celles de Mafra, de Cluses, de Vaux-le-Vicomte, etc., ne fait intervenir à-peu-près aucune connaissance spécifiquement horlogère, et les quelques connaissances requises peuvent être facilement acquises sans l'aide d'un horloger. Un horloger, dans la presque totalité des cas, ne connaît par exemple rien aux théories de la flexion des lames de suspension, ou aux profils d'engrenage. Il sait qu'il existe différents profils, mais sa connaissance se résume souvent à l'emploi de fraises qu'il a achetées ou récupérées. Une infime minorité d'horlogers saurait sans doute créer des fraises ex nihilo pour des profils, disons, en épicycloïde.
Un argument fondamental, mais souvent oublié, pour l'ouverture des modèles, est le fait qu'elle procure une plus grande robustesse à un projet. Actuellement le projet de M. Simon-Fustier repose en fait sur seulement quelques personnes, notamment son employé S. Lucchetti. Par contre, si les modélisations sont ouvertes, un nombre plus important de personnes peuvent contribuer et échanger, et il en découle naturellement une grande robustesse. Le projet ne repose alors ni sur une seule personne, ni sur un seul logiciel, ni même sur une seule thématique. Le concept même de mécanismes d'horlogerie est difficile à circonscrire, et il faut des ponts avec les mécanismes en général, et avec tous ceux qui peuvent contribuer quelque chose, l'horlogerie n'étant qu'un aspect parmi d'autres des sujets pouvant être traités.
D'autre part, il est essentiel qu'il y ait un regard critique et que les modèles puissent être examinés par des chercheurs (pas seulement des horlogers ou des restaurateurs), confrontés à la réalité, commentés, etc. Personne ne doit avoir le dernier mot sur un modèle. Par exemple, l'instigateur des modèles de Vaux-le-Vicomte, Cluses, etc., a aussi dirigé la modélisation de l'horloge horizontale décrite dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qu'il attribue d'ailleurs inexactement à Julien Le Roy, mais cette modélisation est critiquable. En outre, des critiques injustifiées ont été faites par M. Simon-Fustier à la rédaction de l'Encyclopédie et ces critiques laissent planer un certain doute sur la neutralité de l'entreprise encyclopédique qui est prônée par la même personne.
On doit aussi noter que les modélisations qui ne sont pas ouvertes, c'est-à-dire pour lesquelles les utilisateurs ne sont pas libres de manipuler, mesurer, etc., les éléments à leur guise, et dans le logiciel de leur choix, devront inévitablement un jour être refaites. C'est le cas pour les modélisations de Vaux-le-Vicomte, de Cluses, de Mafra, et d'autres aussi comme celle faite à Strasbourg. Certaines modélisations non ouvertes qui reposent sur des choix (tout choix est contestable), comme par exemple l'horloge horizontale de l'Encyclopédie, risquent même de devoir être reprises à zéro, peut-être avec des choix différents.
Par ailleurs, si on considère simplement la question de la bibliothèque de mécanismes, il serait beaucoup plus utile de réaliser d'une part une bibliothèque de mécanismes simples, notamment sur les engrenages, et d'autre part une analyse typologique des horloges d'édifice. Il serait aussi utile de développer des moyens de combiner automatiquement des structures simples pour faire des mécanismes plus complexes, et rien de tel n'existe à ce jour. Il y a là tout un potentiel de recherche inexploré dans lequel une entreprise pourrait tenter d'innover. On peut aller encore plus loin, et considérer la réalisation d'un musée virtuel de technologie, dont les modélisations 3D ne seraient que des éléments. Un tel musée est encore loin d'exister et le projet ChronoPédia (l'écriture correcte !) n'en offre que des bribes, comme on peut s'en rendre compte en lisant mon article sur le sujet.
Enfin, on peut se demander si une bibliothèque de mécanismes créée par un horloger sera vraiment adoptée par d'autres artisans qui n'ont, en général, pas envie d'être dépendants de l'un d'eux. Les artisans ont-ils d'ailleurs vraiment besoin d'une telle encyclopédie ? Et n'y a-t-il pas un risque qu'une telle encyclopédie soit copiée, comme l'ont été toutes les archives de l'état civil par la société Filae ? Si tel est le cas, cela risque de conduire à une nouvelle fragmentation.
Je ne pense pas que la 3D soit essentielle pour sauver le savoir-faire horloger. Et comme je l'ai indiqué plus haut, il n'est pas sûr qu'il y ait vraiment un péril et qu'il y ait un si grand besoin de reconstituer un savoir-faire, alors que la demande, notamment au niveau des horloges d'édifice, est quasiment inexistante. La 3D peut certes aider à faire découvrir certains mécanismes, mais cette découverte peut très bien se faire avec les horloges elles-mêmes. Même les mécanismes très sophistiqués comme les montres à sonnerie peuvent aujourd'hui être étudiés sans l'aide d'un horloger et sans 3D. Celui qui veut apprendre et est capable d'apprendre peut apprendre. Quant aux horloges d'édifice, elles sont en général tellement simples que la 3D n'est pas du tout indispensable à leur étude. Je ne dis pas que la 3D ne sert à rien ici, mais elle n'est pas un support critique.
Prenons simplement pour exemple une horloge d'édifice relativement ordinaire comme celle de Vaux-le-Vicomte. Quel est le savoir-faire associé qu'il faudrait sauver ? Ce qu'il faut savoir faire, c'est étudier le fonctionnement de l'horloge, pour cela, pas besoin de 3D sur place, il faut simplement avoir des notions de mécanique, savoir ce que sont des roues dentées, etc. Ensuite, il faut savoir la démonter, pour cela il faut savoir ce que sont des vis, des écrous, des bouchons, etc. Là encore, pas besoin de 3D. Et évidemment, il faut un peu d'intelligence. Aucun horloger n'a besoin de 3D pour s'occuper d'une telle horloge. Ensuite, on peut bien sûr vouloir simuler une horloge, mais on peut le faire en 2D, il n'y a rien qui impose particulièrement la 3D. S'il y a des pièces à refaire, il y a d'autres horloges analogues dont on peut s'inspirer. S'il y a des dents cassées, il faut ou bien savoir refaire toute une roue, ou bien réparer seulement les parties cassées. Pour cela, si on veut recréer les gestes du passé, on aurait davantage besoin de vidéos explicatives des techniques (par exemple l'insertion en queue d'aronde) que de modélisations 3D. Idem pour le rebouchonnage, le polissage de pivots, le plantage de nouveaux pivots, etc. En fait, il y a déjà des vidéos pour tout cela. Il peut aussi être utile de rassembler des éléments sur la corrosion des surfaces, etc. Curieusement, tout ce savoir-faire qu'il serait utile de rassember en documents, fiches, vidéos, etc., est le savoir-faire qu'un certain nombre de restaurateurs (y compris F. Simon-Fustier) ne veulent pas communiquer dans leurs rapports. Et pour des horloges d'édifice plus compliquées, une modélisation 3D sera encore moins utile à la sauvegarde du savoir-faire, puisque ces horloges d'édifice seront encore plus rares.
Par contre, la 3D a une utilité en dehors du milieu horloger, donc non pas pour sauver le savoir-faire horloger, mais pour rendre accessibles des mécanismes qui sont difficilement accessibles si l'on ne les a pas sous les yeux et dans les mains. La 3D pourrait donc contribuer à attirer des jeunes vers le métier de l'horlogerie, en le modernisant.
Mais ce qui se passe plutôt, c'est que certains essaient aujourd'hui de faire croire que la 3D est indispensable et que la connaissance horlogère disparaîtra sans elle. Cette opinion n'est pas du tout fondée, mais elle a évidemment un objectif économique.
En d'autres termes, la 3D prônée par certains horlogers sert beaucoup plus à ces horlogers qu'au patrimoine lui-même ou aux destinataires de ce patrimoine (on n'intervient pas sur le patrimoine pour le patrimoine, mais pour ceux qui bénéficient du patrimoine). Ce n'est en fait rien d'autre qu'un modèle économique. D'ailleurs, si les horlogers qui sont actifs en 3D étaient vraiment soucieux du patrimoine et de sa conservation, ils travailleraient même bénévolement à un inventaire, ce qui n'est visiblement pas le cas. (Et bien sûr, ils communiqueraient avec ceux qui travaillent à cette conservation.)
La priorité doit être de sauver et documenter le patrimoine et de rendre le patrimoine, sa documentation et ses archives, accessibles à tous, intégralement et sans discrimination. Notons que dans presque tous les cas, les restaurateurs, quels que soient leurs diplômes et titres, ne documentent pas suffisamment les œuvres qui passent entre leurs mains. On pourra lire à ce sujet la synthèse que j'ai réalisée à partir d'un certain nombre de rapports.
Dans le cas des horloges, la documentation générale commence par un inventaire. J'ai moi-même inventorié (bénévolement) un millier d'horloges d'édifice, mais une personne seule ne peut faire ce travail de défrichage pour tout un pays (surtout bénévolement !), et il faudrait que ce travail soit organisé par la DRAC à l'instar de ce qui a été fait pour les orgues (voir ici et là) ou les cloches, dont il semble exister au moins des inventaires partiels.
Il faut par ailleurs comprendre qu'un horloger n'est pas de facto la personne la plus apte à réaliser un tel inventaire. La réalisation d'un inventaire s'appuie sur une longue expérience, elle ne s'improvise pas. Or, les horlogers connaissent très peu les horloges d'édifice et leur activité commerciale les empêche pratiquement de se lancer dans une activité bénévole d'archivage et de recherche. Même Jean-Baptiste Viot, qui a vu quelques horloges d'édifice, mais pas forcément fait de relevés précis, ne semble avoir publié aucune description précise d'une horloge d'édifice. Et ses rapports de restauration ne décrivent pas non plus les œuvres dans le détail. Il y a en fait presque une contradiction logique entre d'une part l'artisanat et d'autre part le travail scientifique de l'inventaire et de l'étude. Savoir quoi relever dans un temps limité, savoir expliquer, cela ne peut pas être fait par quelqu'un qui ne l'a jamais fait, ou qui n'a eu entre ses mains que quelques horloges d'édifice et n'a de ce fait qu'un recul insuffisant sur le sujet. Il se peut qu'il faille dix ans ou plus pour acquérir le savoir-faire de celui qui peut faire des relevés efficaces sur une horloge et soit en mesure de la décrire. C'est d'ailleurs un métier totalement différent de celui de l'horloger. On ne peut évidemment pas attendre que tous aient ce savoir-faire, mais il peut, dans une certaine mesure, être partagé. Par ailleurs, un inventaire peut se concevoir en deux phases, une phase de pré-inventaire sommaire (avec quelques photographies et une description minimale) et une étape plus approfondie réalisée par des chercheurs (pas nécessairement des horlogers) sur la base du pré-inventaire.
La 3D n'est pas sans dangers. L'un des dangers est que la 3D soit vue comme un substitut d'une documentation scientifique plus traditionnelle. La 3D a alors de grandes chances de nuire à la documentation d'une horloge. En réalité la 3D devrait venir en complément d'une documentation scientifique (qui doit d'ailleurs être entièrement publique, sans discrimination), elle ne devrait pas la remplacer. On peut d'ailleurs voir que les quelques réalisations accessibles en 3D ne comportent pas tous les détails, pas toutes les vues, etc. Même celle que j'ai faite pour l'horloge de Notre-Dame de Paris ne répond pas à toutes les attentes.
La 3D donne finalement souvent l'illusion de la compréhension facile. Certains conservateurs ou d'autres personnes doivent se dire que maintenant, grâce à la 3D, on va pouvoir expliquer ce qui auparavant était difficile à comprendre. La réalité, c'est qu'il y a toujours des choses difficiles à comprendre, et qui ne se comprennent pas visuellement en cinq minutes. Il y a des choses qui nécessitent une approche mathématique, et ce n'est pas la 3D qui va créer cette compréhension. La 3D peut alors se présenter comme un leurre, un peu comme lorsque l'on pense que les écrans vont révolutionner la pédagogie à l'école, ou que le GPS permettra aux gens de mieux s'orienter. La réalité est tout autre, et ceux qui utilisent le GPS (il n'y a aucune fierté à le faire !) ne savent souvent même plus s'orienter avec une simple carte.
Un autre danger est que la 3D conduise à perdre de vue la priorité de l'inventaire et de la documentation. On peut d'ailleurs constater que ceux qui sont le plus actifs en 3D ne sont pas particulièrement actifs dans le domaine de l'inventaire. D'importantes sommes d'argent risquent d'être dépensées pour des développements en 3D, alors que les mécanismes (éventuellement en péril) ne sont encore ni étudiés, et ni sauvegardés. Ce n'est pas la 3D qui va sauver les milliers de mécanismes qui croupissent dans les clochers et ailleurs, qui devraient (et pourraient) être rapidement inventoriés, et au contraire, la 3D peut nuire à la conservation des mécanismes en péril en faisant oublier une priorité bien plus grande.
Ces dangers sont d'autant plus réels que la 3D est prônée par des personnes sur la base de titres qui ne sanctionnent pas des connaissances dans le domaine de la 3D, ni même des connaissances techniques, et que ceux qui font des choix, ou proposent des financements, par exemple des chambres de métiers, ou même des ministères, ne sont ni experts en horlogerie, ni en 3D. Le danger est alors considérable. Et je crains qu'il ne soit malheureusement réel.
Il faut retenir que le plus important est d'avoir une approche globale, de ne pas regarder seulement ce qu'apporte la 3D dans un certain contexte, mais aussi de regarder ce qu'elle retire ailleurs. Les choix que nous faisons pour le patrimoine doivent être ceux qui offrent le plus de possibilités et les meilleures possibilités pour le patrimoine. Cela veut dire que la conservation, l'inventaire et la documentation doivent primer sur la modélisation, et qu'une modélisation ouverte et libre doit primer sur une modélisation fermée et discriminatoire.
Le contenu de cette page s'enrichit régulièrement.
Première version en 2022.
Dernière modification : 19 mai 2024.