La 3D et le patrimoine scientifique
Pour une 3D ouverte, durable et efficace
Vérités et mensonges
Avertissement : ce site n'engage aucun employeur et est établi
à titre de chercheur indépendant. Il contient des critiques constructives
et ne cherche en aucun cas à dénigrer.
Rétablir la vérité n'est pas dénigrer, c'est le devoir du chercheur.
Pour un développement de la plupart des points mentionnés ici,
on se reportera à ma page
sur la 3D et le patrimoine horloger.
Le but ici est simplement de donner l'essentiel concernant l'emploi
de la 3D dans le domaine du patrimoine scientifique et technique.
Il y a un certain nombre de considérations souvent oubliées,
il y a des pièges dont à la fois les informaticiens et les
personnes du terrain (conservateurs, restaurateurs, etc.) ne sont
souvent pas conscients. Je crois utile de détailler ces points,
parce que justement j'ai à la fois la casquette de créateur
de support numérique (j'ai par exemple réalisé la première
modélisation 3D
de l'ancienne horloge de Notre-Dame de Paris,
que j'ai aussi animée, mise en accès libre sur Android (voir aussi
cet article
et celui-là),
et même fait imprimer), et la casquette de chercheur indépendant
dans le domaine du patrimoine scientifique et technique, où j'ai
à la fois travaillé sur le terrain (examen scientifique de
nombreuses horloges et mécanismes), et publié des travaux
de recherche historiques et techniques. Cela me donne un recul
que pratiquement aucune autre personne ne possède. Je ne connais
en tous cas personne dans la même situation que moi en France.
Il y a d'abord des constats à faire :
- Avant de parler de médiation et de nouvelles technologies pour
le patrimoine, on doit prendre conscience du fait
qu'énormément
d'éléments de patrimoine sont en péril et/ou non documentés.
C'est le cas de tout le patrimoine industriel dans la nature,
notamment les horloges dans les clochers et ailleurs,
mais aussi de pratiquement tout le patrimoine scientifique
et technique des musées. Certaines pièces peuvent sagement
attendre qu'on vienne les étudier, d'autres sont beaucoup
moins protégées et se dégradent petit à petit, sont vandalisées,
volées ou mises à la ferraille, parce que personne n'a compris
l'urgence qu'il y avait à agir et l'intérêt scientifique,
historique et pédagogique de ce patrimoine.
- La mode est à la médiation et certains conservateurs et autres
personnes de pouvoir se sont mises dans l'idée que les nouvelles
technologies seraient la solution au problème précédent,
alors que ce n'est pas du tout le cas. Il y a toujours l'urgence
de sauver, de documenter classiquement, d'étudier, etc.,
un travail que ne peuvent pas faire les médiateurs,
ni même entièrement les restaurateurs. Et c'est justement
un travail auquel
les nouvelles technologies peuvent nuire,
tout simplement en l'occultant.
- Par ailleurs, bien que les nouvelles technologies aient
été appliquées à certaines œuvres du patrimoine scientifique
et technique, ces applications sont restées très superficielles.
Par exemple, certaines machines ont été modélisées en 3D, mais
les modèles 3D eux-mêmes
ne sont pratiquement jamais accessibles.
(D'ailleurs, les conservateurs ne semblent souvent pas comprendre
la différence entre la mise en ligne d'une animation et
la mise en ligne d'un modèle.)
Les modélisations elles-mêmes
ne sont quelquefois qu'un spectacle
et ne remplacent pas les documentations plus scientifiques.
On pourrait imaginer qu'elles s'y substituent, mais ce n'est pas
le cas pour les modélisations et travaux que j'ai vus.
C'est donc qu'il y a un problème.
- La plupart des modélisations 3D
sont incomplètes et quelquefois
fautives et il y a une nécessité d'aller plus loin, qui est
souvent rendue impossible par les auteurs des modélisations.
Pour ne prendre qu'un seul exemple, deux grandes horloges
du palais de Mafra ont été modélisées, mais
les modèles sont accessibles uniquement par des visionneuses
(on ne peut donc pas vraiment récupérer le modèle lui-même,
l'étudier sous toutes les coutures et encore moins l'améliorer),
et il n'y a aucune documentation. Il y a donc là clairement
des voies d'amélioration :
- Dans le cas des horloges de Mafra, mais aussi d'autres
modélisations apparentées, il faudrait une
meilleure
méthodologie de conception, notamment afin d'éviter d'avoir
à faire des ajustements de positionnement.
- Il serait utile d'avoir une
meilleure interface, notamment
pour les déplacements, pour l'isolement des pièces (voir
les pièces seules) et pour avoir des renseignements
techniques sur les pièces.
- On aurait souhaité avoir une
meilleure modélisation,
et notamment moins d'approximations (par exemple pour
les arbres ou rayons des roues). Pour la visionneuse,
il se pose aussi le problème de l'utilisation de cylindres
plus réalistes
en Three.js
(WebGL).
Certains rendus de la visionneuse sont en effet assez mauvais.
- Enfin, il faudrait que les modèles 3D soient réellement
rendus accessibles, au moins sous forme d'éléments séparés
reconstituables (donc des fichiers distincts et des positions)
et dans un format d'échange comme STEP (voir
par exemple ici).
En attendant, j'ai réalisé
des documentations partielles
de ces deux horloges, mais elles sont incomplètes, d'une part
parce que je n'ai pas eu accès à d'éventuelles documentations
techniques ou historiques, d'autre part parce que les modélisations
sur lesquelles je me suis basé sont incomplètes et/ou fautives.
L'examen de la situation de la 3D dans le contexte élargi du
patrimoine scientifique et technique, et donc pas uniquement
du point de vue du spectacle, de l'innovation technologique
ou des intérêts personnels (qui sont plus importants qu'il n'y paraît),
fait ressortir que pour que la 3D soit ouverte, durable et efficace,
il faut :
- tout d'abord ne pas oublier le contexte dans lequel la 3D s'insère
et connaître l'impact négatif
que la 3D peut avoir sur d'autres
aspects patrimoniaux, et prendre les mesures adéquates
(par exemple de type discrimination positive) ;
- réaliser des modèles ouverts,
permettant l'accès
de tous (et sans discrimination)
et le développement par d'autres ; un modèle
ne doit pas être seulement accessible par son auteur ;
- que les modèles ne soient pas
liés à un logiciel particulier,
donc que l'on puisse les utiliser avec le logiciel de son choix ;
- que les modèles réalisés
n'aient pas à être refaits,
en tous cas pas entièrement ; on doit par exemple
pouvoir refaire seulement certaines pièces ; à Mafra,
il devrait être possible par une personne extérieure de
refaire certaines roues ou certains arbres, sans passer
par le logiciel initialement utilisé ;
- que les modèles réalisés
ne soient pas que des spectacles,
mais soient utiles aux chercheurs, et du coup, réalisés
en collaboration avec des chercheurs pour prendre en compte
leurs besoins ; c'est d'ailleurs aussi une question
de bon sens économique, il ne faut pas jeter de l'argent par
la fenêtre en faisant des modélisations approximatives qui
ne sont pas utiles à l'avancement de la connaissance ;
- enfin que la 3D ne soit pas liée
à une personne,
donc que l'on ne dépende pas d'une personne particulière
pour utiliser et développer un modèle créé par une personne donnée.
Ce qui précède impose évidemment aussi une plus grande formation
des conservateurs, des restaurateurs, des historiens, du public, etc.,
pour voir au-delà de la poudre aux yeux qui leur est montrée,
et pour imaginer tout ce qui se cache derrière les nouvelles
technologies.
Le contenu de cette page s'enrichit régulièrement.
D. Roegel
Première version en 2022.
Dernière modification : 19 mai 2024.